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La forêt d'Arcachon en 1891

Paul Kauffmann est un esprit curieux, un excellent journaliste et un dessinateur remarquable: en 1891 il publie dans la revue Le Tour du Monde un reportage sur la "forêt d'Arcachon", en fait la forêt de la Teste de Buch, l'illustrant de ses propres oeuvres. Le tout fait un document très intéressant sur l'un des aspects de la vie économique de la région, longtemps dominée par la culture du pin pour sa résine.
Le texte est long et si vous préfrez le lire à tête reposée, vous pouvez le télécharger en cliquant sur l'icône:

Déversement de la gemme

DANS   LA  FORET  D'ARCACHON

PAR M. P. KAUFFMANN.

1891 - TEXTE  ET  DESSINS  INÉDITS.

Tous les dessins de cette livraison ont été exécutés par l'auteur d'après ses croquis et ses photographies.

On sait que la ville d'Arcachon s'est élevée, du côté de la ville d'hiver, sur l'emplacement de l'ancienne forêt, qui n'existe plus avec la mêmes caractères primordiaux, grâce aux nombreuses transformations qu'elle a subies par suite des constructions nouvelles, de l'établissement de nouveaux quartiers d'hiver et des travaux exécutés par les ponts et chaussées.

L'aspect de cette nouvelle forêt change au moment où elle se confond avec la " vieille forêt " située plus vers le sud, au delà de la Teste-de-Buch, près d'Arcachon ; plus vaste celle-ci et plus épaisse, tout en renfermant les mêmes arbres et la même végétation, mais gardant son ancien aspect sauvage et centenaire.

La nouvelle forêt a été pour ainsi dire créée de toutes pièces par la main de l'homme.

On a fixé les dunes de sable, naguère si désolées et si arides, en les couvrant de végétaux, d'arbres, de pins plus particulièrement, qui ont complètement transformé les Landes.

L'aspect  général des Landes a été   suffisamment décrit dans bien des ouvrages pour qu'il ne soit pas nécessaire d'y revenir dans cette rapide excursion.

A proprement parler, les Landes n'existent plus depuis la mise en culture de leurs steppes, converties en jardins maraîchers, en vignes et en forêts de pins et de chênes, grâce à l'assainissement général entrepris d'abord particulièrement par... Maître Pierre d'Edmond About,... pardon! je voulais dire par M. Chambrelent, vers 1849, puis appliqué sur toute leur étendue par l'ordre du gouvernement.

En ce qui a rapport aux forêts de pins, qui sont les seules dont nous nous occuperons au point de vue de leur exploitation, nous signalerons simplement les résultats obtenus dans cette culture au moyen du drainage et du reboisement par le pin maritime, le chêne ordinaire, le chêne vert et le chêne-liège.

Le pin maritime a été le principal agent de transformation, car c'est grâce à lui que ces terres naguère si désertes sont devenues fertiles, salubres et productives. Cet arbre paraît indigène dans la contrée, surtout sur le littoral océanien; l'origine de sa culture se perd dans la nuit des temps, mais il se propage de lui-même dans toutes les Landes. Nous avons du reste vu nous-même, en 1890, après un éboulement de dunes situées sur la plage de Moulleau, près d'Arcachon, des pins fossiles, émergeant de la coupée comme des gueules de canon, complètement carbonisés et offrant des traces d'incisions identiques à celles que l'on fait aujourd'hui pour exploiter la résine, ce qui attesterait la haute antiquité de cet arbre.

D'après la théorie nouvelle, dont je trouve la confirmation dans un des intéressants ouvrages sur Arcachon ville d'été et ville d'hiver de l'éminent docteur Fernand Lalesque, il n'est plus possible scientifiquement de distinguer les sapins des pins, que comme variétés d'un même genre.

Les Landais, qu'abrite et enrichit le pin maritime, doivent donc l'admirer doublement, et par son importance en botanique, et par le rôle d'arbre providentiel qu'il joue dans leur climat.

Tout en lui, depuis sa racine pivotante et profonde jusqu'à ses fleurs, est une source de bienfaits.

Le pin, si monotone dans son éternel printemps, n'est-il pas de tous les végétaux celui qui se nourrit le plus aisément dans les sables arides, y grandit avec le plus de rapidité? N'est-ce pas lui qui plonge au cœur des dunes une racine assez puissante pour les fixer?

La racine pivotante du pin n'a pas seulement été utile en fixant les dunes, mais, comme le démontre dans son ouvrage le docteur F. Lalesque, elle a assaini le pays, elle a absorbé les eaux stagnantes des marécages, elle a fait le drainage le plus sûr, le plus efficace : le drainage souterrain.

Lorsque l'arbre est déjà grand, qu'il compte une vingtaine d'années d'existence, le résinier l'entaille au flanc, et de sa plaie béante découle le suc propre de l'arbre, suc qui, poisseux et odorant, se concrète en larmes d'abord transparentes et plus ou moins volumineuses.

Cette récolte fournit à de nombreux travailleurs leurs moyens d'existence et va procurer également de nouvelles ressources à l'industrie.

Voici, dans un de ses ouvrages de botanique intitulé le Sapin, ce que dit M. de Lanessan, et le passage pourrait fort bien s'appliquer, à quelques nuances près, au pin maritime de ces régions :

" Ornement de nos parcs, habitant de prédilection de nos montagnes, depuis la zone forestière la plus rapprochée du pôle nord jusqu'au sud des Pyrénées, le sapin offre à l'admiration du peintre l'élégance de son port, la hardiesse de son élancement vers le ciel, la beauté de son feuillage vert sombre, sur le fond duquel se détachent au printemps les pointes vert clair de ses jeunes rameaux et les épis jaunes de ses fleurs mâles.

" Le promeneur recherche ses forêts, exemptes de broussailles, tapissées de mousses épaisses et molles qui s'étalent, serrées, sur la terre, maintenue constamment humide.

" Les poètes ont répété les monotones chansons que le vent murmure dans ses lourds et pliants rameaux ; le forestier entoure son bois, propre à mille usages, tandis que le résinier entaille son écorce d'où coule un utile et abondant produit. Quant au naturaliste, il admire dans ce géant l'un des arbres les plus vieux de notre monde, l'un des témoins les plus anciens des transformations subies sur la surface de la terre pendant les âges reculés. II voit en cet arbre superbe une des formes de transition qui rattachent le présent au passé, les végétaux supérieurs aux inférieurs, l'élégante fleur de nos parterres aux modestes lichens qui rongent les flancs de nos rochers. "

On a du reste les preuves les plus incontestables de l'exploitation du pin, comme matière résineuse, par nos ancêtres gaulois, grâce aux fouilles qu'on a exécutées et aux divers objets mis à découvert soit par les mouvements divers des sables, des dunes, soit par la main de l'homme, tels que des fours à résine très antiques, des poteries romaines et des médailles.

La culture du pin fait vivre actuellement dans les Landes un nombre assez considérable d'industriels, tant usiniers que résiniers, et contribue, dans la mesure la plus large, à l'assainissement du pays, par suite de ses émanations balsamiques et térébinthinées. Les ressources de cet arbre sont inépuisables, car il ne demande rien et donne sans cesse, ce qui justifie un proverbe ayant cours dans le pays : Qui a pin a pain.

Ainsi qu'il est dit plus haut, les Gaulois savaient recueillir et cuire la résine; mais ce qu'ils ignoraient, ce que l'on l'ignora jusqu'au XVIIIe siècle, c'était l'art de distiller les matières résineuses; et ce n'est guère que vers la fin de ce siècle ou au commencement du nôtre que les huiles et les essences tirées de la gemme du pin commencèrent à être connues.

Actuellement les industries diverses que le produit du pin alimente se sont sensiblement modifiées, les procédés en usage pour l'extraction de la résine du pin se sont étendus et bien perfectionnés. Nous croyons donc intéressant pour nos lecteurs, au moment on la question des reboisements tient une si grande place dans les préoccupations agricoles, d'attirer l'attention sur une industrie si peu connue, très curieuse, très pittoresque et bien intéressante pour le touriste amateur. Et c'est en cette dernière qualité que nous allons essayer de décrire la curieuse excursion que nous avons entreprise dans les pinadas de la Gascogne.

II

Depuis un mois déjà je séjournais à Arcachon, la ville aux mollusques célèbres.... Je m'ennuyais un peu de la monotonie des promenades dans les forêts de pins, j'avais tout visité, tout parcouru, les parcs à huîtres que j'avais étudiés, les environs immédiats que j'avais arpentés en tous sens, à pied et à cheval, ses dunes de sable que j'avais grimpées et descendues; tout me paraissait connu, et la monotonie, la tristesse des bois de pins éternels, ne m'offraient plus le moindre attrait ; les jolis genêts d'or que caressait le vent de la plage me laissaient froid : je voulais, je cherchais du nouveau, de l'inconnu, et je n'en trouvais pas. Un jour pourtant, j'allais flegmatiquement faire ma promenade quotidienne aux environs de la ville d'hiver (c'était vers le milieu  de février) dans le bois de pins qui avoisine les dernières villas, quand je fus surpris par la vue d'une longue procession de chenilles descendant le long d'un pin sur une seule file continue. Cette procession en touchant terre poursuivait philosophiquement son trajet ; puis les chenilles s'arrêtaient à une vingtaine de mètres du pin et s'enroulaient en une longue corde formant hélice, balançant de droite et de gauche leurs tètes noires et leurs corps mouchetés de jaune et de noir. Un brave homme de cantonnier, attiré non moins par mon ahurissement que par son désir d'un brin de causette, flatté d'autre part de faire montre de sa science locale, vint avec beaucoup de flegme me tirer de ma contemplation. Il m'expliqua que ces chenilles provenaient de nids formés par des larves, qui se réunissaient pour filer vers l'automne une demeure assez volumineuse destinée à leur servir d'abri pendant la mauvaise saison. Les nids étaient formés d'aiguilles de pins agglutinées, et suspendus le plus souvent à l'extrémité des rameaux.

Cette chenille, appelée processionnaire, est un des ennemis les plus redoutables du pin; sa voracité pour les jeunes aiguilles de l'arbre amène parfois de grandes dévastations sur une étendue plus ou moins considérable.

Au cours de son hivernage, la chenille subit plusieurs changements. L'ancienne peau craque longitudinalement sur le dos du thorax, et la larve quitte son revêtement en dégageant d'abord l'extrémité antérieure de son corps. Les divers éléments constitutifs du tégument, poils, revêtement des poils, restent adhérents à la dépouille et encombrent l'intérieur du nid, ainsi que les matières excrémentielles.

Au printemps, fin février, mars, avril, a lieu cette descente processionnelle si curieuse, et c'est avec ce moment précis que coïncide l'apparition des accidents cutanés chez les habitants des forêts de pins.

On a souvent constaté une éruption sur le cou, les jambes et les mains des personnes qui ont touché ces chenilles ou respiré la poussière irritante qui s'échappe de l'effritement des nids. Les résiniers, dont nous allons nous entretenir tout à l'heure, sont très exposés à cette affection lorsque, pendant leur travail, ils courent pieds nus, et piétinent sur ces processions.

" Mais où y en a-t-il, de ces résiniers? demandai-je.

- Comment! vous ne les avez pas vus?

Ma foi, j'avouai mon ignorance, expliquant ingénument à mon cantonnier que j'en avais bien entendu parler, et que je m'étais même mis à leur découverte, mais que les endroits où ils exerçaient m'étaient complètement inconnus, et qu'en fin de compte il me paraissait que leurs travaux ne devaient pas offrir plus d'intérêt que ceux du simple bûcheron.

Cependant, après quelques détails concernant leur vie et leurs mœurs, je me sentis attiré par le côté pittoresque de cette industrie si nouvelle pour moi, je m'enquis d'un guide expérimenté et je le trouvai dans la personne d'un de nos principaux industriels-usiniers du pays, distillateur d'essences de pin, M. B....

J'allai me présenter à lui et je fus charmé par sa courtoisie et son affabilité. Il se mit entièrement à ma disposition pour me faire visiter et étudier consciencieusement les travaux du résinier.

Rendez-vous fut pris pour le lendemain. Dès la pointe du jour, nous étions à cheval. Il nous fallait parcourir dans la grande forêt des routes et des chemins à peine tracés au milieu des fougères, des genêts et des pins grimpant à pic les dunes formées d'un sable fin et mouvant. Nous nous enfoncions plus avant que je n'avais jamais été, rencontrant mille surprises au milieu des paysages charmants formés par les lettes ou vallées, descendant, puis remontant encore à pic le flanc d'un escarpement sablonneux, au sommet duquel nous trouvions une échappée de vue rapide et enchanteresse sur le bassin d'Arcachon et l'océan, puis, en d'autres instants, complètement ensevelis sous le verdoyant rideau des chênes-lièges, des chênes verts, des arbousiers, des ajoncs et des genêts en fleur, ces derniers si nombreux et si serrés qu'à perte de vue ils formaient un immense tapis d'or.

Ces genêts jouent un certain rôle dans la fixation des dunes, rôle secondaire, mais cependant d'une importance indiscutable, à cause de la rapidité avec laquelle ils prennent racine. On mélange la graine des genêts à celle du pin, lors de la fixation des dunes, et on les jette sur le terrain à ensemencer pour former couverture.

La hauteur des genêts n'atteint guère plus de deux mètres au maximum ; les bestiaux en recherchent avidement les fleurs, les fruits et les jeunes pousses. Les moutons en sont très friands.

Les genêts comme les ajoncs à travers lesquels nous circulions n'avaient pas encore leur complète floraison, qui du reste ne disparaît jamais complètement à aucun moment de l'année, mais, mêlés à de beaux houx, dont plusieurs avaient au moins 3 mètres de hauteur, ils offraient un aspect des plus agréables.

On voyait aussi, quoique en assez petit nombre, des oliviers, acclimatés dans le pays depuis une trentaine d'années, puis des lauriers-roses, des myrtes, des grenadiers, des aloès, des mimosas, des eucalyptus, des figuiers, ces derniers de proportions superbes et d'une puissante venue.

Le nouveau, l'inconnu que je cherchais et que je désirais, je le vis apparaître sous la forme d'un bonhomme mince, petit, d'un aspect plutôt malingre, et qui, chose étonnante, paraissait porter avec la plus grande facilité et sans la moindre fatigue une grande poutre dentelée sur son épaule, tandis que sa main était armée d'une sorte de hache recourbée.

L'homme s'arrêta à notre vue et à l'interpellation que lui adressa M. B.... Je pus alors, en m'approchant, me rendre un compte plus exact de cette curieuse apparition. C'était un résinier, c'est-à-dire l'un des ouvriers employés à l'exploitation des pins résineux. A quelques pas derrière lui se tenait une gentille jeune fille, petite mais bien proportionnée, le visage frais, resplendissant de santé, un peu hâlé par l'air salin et forestier, les cheveux bruns ébouriffés, de beaux yeux noirs au regard doux mais franc. Une simple casaque en laine grossière, un jupon en drap de couleur indécise, mais moucheté de taches de résine sur toute son étendue, une paire d'espadrilles à ses pieds nus, tel était son simple et pittoresque costume. C'était la fille du résinier, qui aidait son père dans son travail d'exploitation.

" Eh bien, me dit M. B..., nous voici sur mes domaines, vous allez pouvoir étudier tout à votre aise nos travaux; regardez, interrogez, nous sommes à votre entière disposition, heureux de vous être agréable. Voyez tous ces pins, ils sont en pleine exploitation. "

En effet, j'avais déjà remarqué, depuis une heure et demie, que tout autour de moi les pins étaient écorcés sur une ou plusieurs faces et portaient suspendu à leur flanc un récipient en grès rouge assez semblable à un pot à fleurs.

Les voyageurs se rendant de Bordeaux à Bayonne par la ligne du Midi et qui traversent pendant deux longues heures d'express l'immense forêt de pins semés dans les anciennes landes, laquelle s'étend de la Teste-de-Buch à Saint-Vincent, après Dax, sont généralement assez intrigués à la vue de ces petits pots suspendus; nous allons donc suivre avec attention l'intéressant travail du résinier, le suivre pas à pas dans ses fonctions et expliquer à nos voyageurs ce qui les intrigue.

" Autrefois, continue M. B..., les procédés en usage étaient fort imparfaits. On creusait au pied de l'arbre un petit réservoir appelé crot, destiné à recueillir la résine suintant des entailles pratiquées dans le pin ; avant d'arriver en bas, celle-ci ayant un assez long parcours à exécuter, une certaine déperdition s'opérait par suite du mélange avec la terre et toutes sortes d'impuretés, ce qui la rendait d'une qualité bien inférieure à celle qui est récoltée actuellement. Aussi le capital que les anciens procédés de culture laissaient improductif était-il considérable.

" Poussons plus loin : nous aurons, j'espère, dans un instant, la chance de voir exécuter par un de mes hommes la première partie du travail d'exploitation, c'est-à-dire le raclage ou pelage de l'écorce. En ce moment la saison est assez avancée, et vous ne perdrez pas une seule période de la culture, si dans les quelques mois que vous avez à passer ici vous venez souvent vous promener dans les semis. "

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15/01/14

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